Conseil constitutionnel. Décision n° 2024-865 DC, 7 mai 2024.
Loi visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires et à améliorer l’accompagnement des victimes.
Non-conformité partielle.
Toute loi – visant à lutter contre les dérives sectaires – mérite attention, a fortiori lorsqu’elle est déférée au Conseil constitutionnel. Eu égard au sujet, quelques propos liminaires s’imposent. Au sein d’une République portée par le principe de laïcité (cf. l’article 1er de la Constitution, cf. la loi du 9 décembre 1905 dite de séparation de l’Eglise et de l’Etat), il n’existe ni définition juridique de la notion de religion, ni définition juridique de la notion de secte. Le droit français ne comporte pas de critère à même d’opérer distinction entre ce que nous appelons religion et secte. Il existe seulement des associations – au sens de la loi de 1901 – dont l’objet social est de promouvoir un corpus idéologique (corpus de valeurs) centré sur une logique supra humaine. Dans les deux cas, nous sommes en présence de mouvements revendiquant un certain nombre de membres (élément objectif) et un credo de nature confessionnel (élément subjectif). La République française est laïque ; l’Etat républicain est libéral. Cela signifie qu’il respecte toutes les croyances, y compris celles qui peuvent nous sembler absurdes : cet Etat libéral se veut neutre et impartial, se tenant à équidistance (selon une expression souvent employée par Bobbio) de toutes les croyances. Il ne revient ni au législateur ni au juge de décerner des brevets de religiosité, d’indiquer quel mouvement mérite le nom de religion et quel mouvement mérite le qualificatif de secte. D’ailleurs, la notion même de secte n’existe pas en droit français : c’est la raison pour laquelle la loi vise à « renforcer la lutte contre les dérives sectaires[1] ». S’il est impossible de lutter contre les sectes (qui n’existent pas juridiquement), il est impératif de lutter contre les dérives sectaires[2] de nombre de mouvements qui, en utilisant une sémantique religieuse, violent le droit en vigueur et les droits fondamentaux des personnes (souvent fragiles). Pour lutter contre les dérives sectaires, le législateur est intervenu dans le passé, notamment avec la loi About-Picard de 2001 qui prévoit la possibilité de dissolution judiciaire de mouvements condamnés définitivement à raison de certains crimes et délits. Reste qu’il est ardu de combattre les mouvements sectaires au sein d’un Etat libéral qui refuse – par respect des libertés d’opinion, de croyance, d’expression, de culte – d’opérer une hiérarchie entre corpus idéologiques. L’unique moyen de combattre le phénomène sectaire est le droit commun pénal, à savoir une intervention judiciaire. Point d’interventionnisme juridique (autre que normatif) en amont en vertu du libéralisme politique évoqué ; mais un interventionnisme judiciaire en aval lorsque sont commis des crimes et délits. Il s’avère donc très compliqué de lutter – préventivement - contre les dérives des mouvements sectaires puisque la loi pénale s’applique à eux – comme un chacun – une fois réalisé un acte criminel ou délictuel. Les délits et crimes qui leur sont reprochés (et pour lesquels ils sont parfois condamnés) sont connus : abus de faiblesse sur personne fragile, crimes et délits de nature sexuelle (sur les femmes et enfants principalement), violation de la loi fiscale, racket sur les membres de la communauté, travail non déclaré, subordination de témoins, détournement de fond, pratique illégale de la médecine et de la pharmacie…
C’est dans un tel contexte que le législateur intervient en 2024, constatant que le phénomène sectaire a connu de profondes mutations sociétales. Il existe toujours les mouvements sectaires calquant leur discours sur celui des trois « religions » monothéistes. Mais de nouveaux mouvements sont survenus ces dernières années, souvent de taille réduite et promouvant un « discours zen/médical » : les personnes victimes sont le plus souvent à la recherche d’un bien-être existentiel et de solutions curatives (cf. les méthodes alternatives de soin).
Dans sa décision n°2024-865 DC du 7 mai 2024, le Conseil constitutionnel se prononce sur la régularité de la loi « visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires et à améliorer l’accompagnement des victimes ». Elle est partiellement censurée.
Les parlementaires saisissants – cf. l’article 61 C., le contrôle de constitutionnalité des lois a priori et in abstracto – estiment que l’article 3 de la loi mérite d’être censuré. Ce dernier modifie l’article 223-15-3 du code pénal. Est désormais réprimé de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende le fait suivant : « placer ou maintenir une personne dans un état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement et ayant pour effet de causer une altération grave de sa santé physique ou mentale ou de conduire cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables ». Nous avons là une disposition visant à protéger les personnes fragiles susceptibles de tomber sous l’emprise de gourous au point de commettre des actes – ou de réaliser une abstention – nuisibles à leur condition, santé ou à leurs intérêts. Les parlementaires défèrent cet article 3 car ils estiment qu’il contient des formules par trop génériques et imprécises, de nature à punir tout type d’emprise, quelle qu’en soit l’origine. Il y aurait alors – selon eux – violation de la liberté individuelle, de la liberté personnelle, de la liberté de conscience et la liberté d’opinion. Le Conseil constitutionnel fait lecture des articles 1er, 2 et 4 de la DDHC de 1789 et rappelle que le législateur peut apporter des limitations aux libertés fondamentales en présence « d’exigences constitutionnelles » ou d’un motif « d’intérêt général ». Encore faut-il que ne soient pas opérées des « atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi ». Puis, le juge se penche sur les travaux préparatoires de la loi : en instituant une telle infraction – afin de protéger une catégorie de personnes susceptibles d’être manipulées, donc victimes - le Parlement a entendu sauvegarder « la dignité de la personne humaine ». Il a encore poursuivi les OVC (objectifs de valeur constitutionnelle) suivants : la protection de la santé, la sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions. Au regard des finalités poursuivies, il appert qu’une conciliation équilibrée a été opérée par le législateur, conciliation entre les différentes exigences constitutionnelles mentionnées en amont. Il s’ensuit que le grief de la méconnaissance de la liberté personnelle n’est pas recevable. Le 1er alinéa du paragraphe I de l’article 223-15-3 du code pénal ne méconnaît pas non plus la liberté individuelle, la liberté de conscience, la liberté d’opinion, ni aucune autre exigence constitutionnelle ; il est donc déclaré conforme à la Constitution.
Les parlementaires estiment qu’une autre disposition de la loi mérite censure : l’article 12. Ce dernier insère un nouvel article 223-1-2 au sein du code pénal : l’objectif est de « réprimer d’un an d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende la provocation à abandonner ou s’abstenir de suivre un traitement médical ainsi que la provocation à adopter des pratiques, présentées comme ayant une finalité thérapeutique ou prophylactique, exposant à un risque immédiat de mort ou de blessures graves ». Selon les parlementaires, une telle disposition porte une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression et de communication et à la liberté de choisir et de refuser des soins. Le risque serait le suivant : la norme déférée pourrait permettre de « réprimer un discours général et impersonnel, sans qu’il soit exigé d’établir des pressions ou des contacts directs et répétés entre l’auteur et la victime, et alors même que d’autres incriminations permettraient d’atteindre l’objectif poursuivi par le législateur ». Pourrait par exemple être réprimée toute contestation de l’innocuité d’un traitement médical. En outre, atteinte non justifiée à la liberté d’expression et de communication il y aurait dans la mesure où les faits réprimés peuvent déjà être sanctionnés sur le fondement de plusieurs qualifications pénales existantes. Il est enfin reproché à cet article 12 de méconnaître le principe de légalité des délits et des peines. Le Conseil constitutionnel commence par cogiter sur ce grief, à savoir la possible violation du principe de légalité des délits et des peines. Il est fait lecture de l’article 34 de la Constitution (« La loi fixe les règles concernant… la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ») et de l’article 8 de la DDHC de 1789 (« La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée »). Il résulte de ces textes que le législateur est compétent pour « fixer le champ d’application de la loi pénale et définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire ».
Quid du délit prévu par le premier alinéa de l’article 223-1-2 du code pénal réprimant la provocation à abandonner ou à s’abstenir de suivre un traitement médical ? Le Conseil constitutionnel relève que délit il y a seulement lorsque l’abandon ou l’abstention est, « en l’état des connaissances médicales, manifestement susceptible d’entraîner des conséquences particulièrement graves pour la santé physique ou psychique de la personne, compte tenu de la pathologie dont elle est atteinte ». Il s’ensuit que l’auteur en question ne peut pas ne pas avoir conscience que l’abandon ou l’abstention pourrait exposer une personne à de telles conséquences. De plus, la loi précise que la provocation doit être adressée à toute personne atteinte d’une pathologie ; il s’ensuit que ne tombe pas sous le coup de la loi le fait de diffuser à un public indéterminé des informations visant à abandonner un traitement médical ou à s’abstenir de la suivre. La loi vise seulement à réprimer les actes dont la finalité est « d’amener une personne ou un groupe de personnes visées à raison de la pathologie dont elles sont atteintes à abandonner ou à s’abstenir de suivre un traitement médical ». Enfin, il convient de mentionner le quatrième alinéa de l’article 223-1-2 du code pénal : point de délit en présence d’une provocation quand il est avéré que la personne visée possédait une « volonté libre et éclairée », en particulier à la suite d’une information claire et non équivoque. Cette dernière permet en effet de comprendre les conséquences éventuelles pour sa santé (avec cette réserve : sauf si la personne en question était placée ou maintenue dans un état de sujétion psychologique ou physique). A l’aune de ces éléments, les dispositions déférées sont dépourvues de caractère équivoque ; elles « sont suffisamment précises pour garantir contre le risque d’arbitraire ».
Quid du délit prévu par le deuxième alinéa de l’article 223-1-2 du code pénal réprimant la provocation à adopter certaines pratiques présentées comme ayant une finalité thérapeutique ou prophylactique ? Le délit est constitué – constate le juge – seulement si une personne « diffuse des informations tendant à promouvoir l’adoption de pratiques présentées comme ayant une finalité thérapeutique ou prophylactique alors qu’il est manifeste que, en l’état des connaissances médicales, ces pratiques exposent à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente ». La loi précise encore qu’il doit être établi que l’auteur de la provocation a parfaitement conscience du danger de ces pratiques. Les dispositions déférées ne sont pas réputées revêtir un caractère équivoque ; elles « sont suffisamment précises pour garantir contre le risque d’arbitraire ». Il en ressort que c’est à mauvais droit que les parlementaires estiment violé le principe de légalité des délits et des peines.
Le Conseil constitutionnel se prononce également sur le grief tiré de la méconnaissance de la liberté d’expression et de communication. Il est fait lecture de l’article 11 de la DDHC de 1789 (« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ») et de l’article 34 de la Constitution (« La loi fixe les règles concernant... les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques »). A l’aune de ces normes constitutionnelles, le législateur est compétent pour instituer « des incriminations réprimant les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers ». Toutefois, rappelle le Conseil constitutionnel, « la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ». S’il peut advenir des limitations à l’exercice de cette liberté – non absolue comme toute liberté – encore faut-il qu’elles soient « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ». Dans le cas présent, le législateur entend lutter – via l’adoption de telles dispositions pénales – « contre la promotion des comportements ou des pratiques présentés comme thérapeutiques ou prophylactiques alors qu’ils sont susceptibles de mettre en danger la santé des personnes ». Le Parlement poursuit ainsi les OVC (objectifs de valeur constitutionnelle) suivants : la protection de la santé, la sauvegarde de l’ordre public et la prévention des infractions. Quant au grief d’incertitude sémantique soutenu par les parlementaires saisissants, il ne saurait être retenu : « les faits incriminés sont précisément définis et ne créent pas d’incertitude sur la licéité des comportements susceptibles d’entrer dans le champ de ces délits ». Le législateur est même intervenu pour protéger les lanceurs d’alerte : en vertu du cinquième alinéa de l’article 223-1-2 du code pénal, ne peut être poursuivi un individu qui possède la qualité de lanceur d’alerte et signale ou divulgue des informations (au sens de la loi du 9 décembre 2016). Il s’ensuit que le grief tiré de la méconnaissance de la liberté d’expression et de communication est rejeté. Certes, il y a bien une atteinte portée à cette liberté mais elle est nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi. L’article 223-1-2 du code pénal ne méconnaît aucune autre exigence constitutionnelle ; il est conforme à la Constitution.
Quant au fond, la loi déférée ne connait aucune censure. Reste à savoir s’il n’existe pas des « cavaliers législatifs », à savoir des dispositions n’ayant aucun lien, même indirect, avec le texte. Le Conseil constitutionnel fait lecture de l’article 45 de la Constitution : « Sans préjudice de l’application des articles 40 et 41, tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis ». En vertu de cet article, il revient au juge de la loi de déclarer contraire à la Constitution tout amendement introduit en violation de cette règle de procédure. Sur le fondement d’une jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel contrôle l’existence effective d’un lien entre l’objet de l’amendement et celui de l’une au moins des dispositions du texte. Il y a violation de l’article 45 de la Constitution seulement s’il est impossible d’identifier un tel lien, même indirect. L’opération herméneutique du juge est la suivante : il « décrit le texte initial puis, pour chacune des dispositions déclarées inconstitutionnelles, les raisons pour lesquelles elle doit être regardée comme dépourvue de lien même indirect avec celui-ci ». Il va de soi qu’une censure à raison d’une méconnaissance de l’article 45 C. « ne préjuge pas de la conformité du contenu de ces dispositions aux autres exigences constitutionnelles ». Ici, le Conseil constitutionnel jette son dévolu sur la disposition donnant compétence aux conseils locaux et intercommunaux de sécurité et de prévention de la délinquance « pour traiter des questions relatives à la prévention des phénomènes sectaires et à la lutte contre ces phénomènes ». Ces dispositions - introduites en première lecture - « ne présentent pas de lien, même indirect, avec celles de l’article 6 du projet de loi initial qui permettait au ministère public ou à la juridiction compétente de solliciter, en cas de poursuites pour des faits commis sur une personne en état de sujétion psychologique ou physique, certains services de l’État dont la compétence serait de nature à les éclairer utilement ». Aucun lien n’apparait – même indirect – avec d’autres dispositions du texte. La procédure utilisée est donc irrégulière et emporte violation de la norme suprême. Censure partielle de la loi – sur le fondement de l’article 45 C. – il y a donc.
[1] Par nous souligné.
[2] Cf. la MIVILUDES – entité rattachée au Ministère de l’Intérieur – dont l’acronyme signifie : Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires.