Conseil constitutionnel
Décision n° 2023-856 DC du 16 novembre 2023
Loi organique relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire
Non conformité partielle - réserve
Saisi par la Ière Ministre, le Conseil constitutionnel étudie la régularité de la Loi organique relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire. Adoptée sur le fondement de l’article 64 C. (« Une loi organique porte statut des magistrats ») et de l’article 65 C. (relatif au CSM), elle a été adoptée dans le respect de l’article 46 C. (procédure d’adoption des lois organiques).
Les dispositions déférées réforment certaines voies d’accès au corps judiciaire et d’intégration provisoire à temps plein de magistrats ; est encore modifiée l’ordonnance du 22 décembre 1958 relative à l’expression publique des magistrats.
Le point 4 de la décision du Conseil mérite citation intégrale dans la mesure où sont posés les principes que doit respecter le législateur organique quand il réforme le statut des magistrats : « 4. Il incombe au législateur organique, dans l’exercice de sa compétence relative au statut des magistrats, de se conformer aux règles et principes de valeur constitutionnelle. En particulier, doivent être respectés non seulement le principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire et la règle de l’inamovibilité des magistrats du siège, comme l’exige l’article 64 de la Constitution, mais également le principe proclamé par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, selon lequel tous les citoyens étant égaux aux yeux de la loi, ils « sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Il résulte de ces dispositions, s’agissant du recrutement des magistrats, qu’il ne doit être tenu compte que des capacités, des vertus et des talents, que ceux-ci doivent être en relation avec les fonctions de magistrat et garantir l’égalité des citoyens devant la justice, et que les magistrats doivent être traités de façon égale dans le déroulement de leur carrière ». On note que le Conseil rappelle le principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire, la règle de l’inamovibilité des magistrats du siège, et le principe d’égalité devant la loi. Ce dernier commande que tous les citoyens soient admissibles – cf. l’article 6 de la DDHC de 1789 - à toutes dignités, places et emplois publics au regard de leur capacité et « sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Quant aux capacités/vertus/talents, elles « doivent être en relation avec les fonctions de magistrat et garantir l’égalité des citoyens devant la justice » ; quant au déroulement de leur carrière, les magistrats doivent être traités de façon égale.
L’ordonnance du 22 décembre 1958 modifiée prévoit l’ouverture d’un concours professionnel pour le recrutement de magistrats des deux premiers grades de la hiérarchie judiciaire ; sont aussi fixées les conditions que doit remplir tout candidat. Si le législateur organique peut créer de nouveaux modes de recrutement des magistrats de l’ordre judiciaire (aucune règle ni aucun principe de valeur constitutionnelle ne s’y oppose), reste que les règles posées « doivent, notamment en posant des exigences précises quant à la capacité des intéressés conformes aux conditions découlant de l’article 6 de la Déclaration de 1789, contribuer à assurer le respect tant du principe d’égalité devant la justice que de l’indépendance, dans l’exercice de leurs fonctions, des magistrats ainsi recrutés ».
Si le législateur dispose d’une évidente latitude d’action normative, encore faut-il que les règles par lui posées ne soient pas carentielles en leur application. Or, dans le cas présent, « ni les diplômes obtenus par les candidats ni l’exercice professionnel antérieur des intéressés ne font présumer, dans tous les cas, la qualification juridique nécessaire à l’exercice des fonctions de magistrat de l’ordre judiciaire ». C’est la raison pour laquelle le Conseil insiste sur la qualité des mesures réglementaires d’application de la loi : elles « devront prévoir des épreuves de concours de nature à permettre de vérifier les connaissances juridiques des intéressés ». Il reviendra encore au pouvoir réglementaire de veiller à la chose suivante, s’agissant des personnes n’ayant jamais exercé de fonctions juridictionnelles au premier degré de juridiction : que « soient strictement appréciées » leur compétence juridique et leur aptitude à juger, afin de garantir, au second degré de juridiction, la qualité des décisions rendues, l’égalité devant la justice et le bon fonctionnement du service public de la justice ». Doit être également prévue la possibilité – pour le jury – de ne pas pourvoir, éventuellement, l’intégralité des postes offerts au concours (sous-entendu, dès lors que le niveau des candidats est insuffisant).
Le législateur organique a inséré dans l’ordonnance du 22 décembre 1958 une disposition permettant le recrutement de magistrats des cours d’appel et des tribunaux en service extraordinaire. Le Conseil rappelle que – par principe – les fonctions de magistrat de l’ordre judiciaire sont exercées par des personnes dédiant leur entière vie professionnelle à la carrière judiciaire. Reste qu’on ne trouve point dans la Constitution une disposition prohibant que « pour une part limitée, des fonctions normalement réservées à des magistrats de carrière » soient exercées – à titre temporaire – « par des personnes qui n’entendent pas pour autant embrasser la carrière judiciaire ». Encore faut-il que soient prévues des « garanties appropriées permettent de satisfaire aux principes d’indépendance et d’impartialité, qui sont indissociables de l’exercice de fonctions judiciaires, ainsi qu’aux exigences de capacité, qui découlent de l’article 6 de la Déclaration de 1789 ». Les personnes bénéficiant de ce régime doivent être soumises aux « droits et obligations applicables à l’ensemble des magistrats sous la seule réserve des dispositions spécifiques qu’impose l’exercice à titre temporaire de leurs fonctions ».
Selon le Conseil constitutionnel, le législateur organique a prévu des garde-fous de nature à préserver le principe d’égalité. L’exercice de fonctions judiciaires par des personnes autres que des magistrats de carrière présente en effet un « caractère exceptionnel ». Les personnes susceptibles d’être candidates à l’auditorat doivent justifier de quinze ans au moins d’activité professionnelle ; leur compétence et leur activité doivent les qualifier particulièrement pour l’exercice des fonctions judiciaires. Ensuite, si elles peuvent exercer - en service extraordinaire - les fonctions du deuxième grade des cours d’appel et des tribunaux de première instance, elles ne peuvent pas assumer les charges : « de juge des libertés et de la détention, de juge d’instruction, de juge des enfants, de juge de l’application des peines et de juge des contentieux de la protection ». Quant au nombre de magistrats du siège et du parquet en service extraordinaire, « il ne peut excéder, pour chaque cour d’appel et chaque tribunal de première instance, respectivement le dixième de l’effectif des magistrats du siège et le dixième de l’effectif des magistrats du parquet de ces juridictions ». Enfin, la loi organique dispose que les magistrats ainsi nommés le sont pour trois ans, et renouvelables une fois, « selon les formes prévues respectivement pour celles des magistrats du siège et du parquet ». Ils sont naturellement soumis au pouvoir disciplinaire ; il peut être mis fin à leurs fonctions.
Quid de l’expression publique des magistrats, autre thème sensible de la réforme organique ? L’ordonnance du 22 décembre 1958 interdit aux magistrats « toute manifestation d’hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la République, ainsi que toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions ». Leur expression publique « ne saurait nuire à l’exercice impartial de leurs fonctions ni porter atteinte à l’indépendance de la justice ». De telles dispositions législatives – qui se contentent de rappeler « certains des devoirs qui s’imposent à tout magistrat » - n’emportent pas violation d’une exigence constitutionnelle.
Le Conseil constitutionnel formule une réserve visant une disposition de la loi organique, celle modifiant le code de l’organisation judiciaire sur le point suivant : il est possible – « lorsque le renforcement temporaire immédiat d’une juridiction apparaît indispensable pour assurer le traitement du contentieux dans un délai raisonnable » - que des « magistrats exerçant à titre temporaire ou des magistrats honoraires exerçant des fonctions juridictionnelles » soient délégués, avec leur consentement, dans des tribunaux du ressort de la cour d’appel. Ces dispositions doivent être interprétées de la manière suivante pour franchir avec succès le contrôle de constitutionnalité : elles « ne sauraient, sans méconnaître le principe d’indépendance de l’autorité judiciaire, être interprétées comme permettant qu’au sein d’un tribunal plus d’un tiers des fonctions normalement réservées à des magistrats de carrière puissent être exercées par des magistrats recrutés provisoirement, que ce soit à temps partiel ou à temps complet ».
Il est connu que sur le fondement de l’article 16 de la DDHC de 1789 - « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution » - les droits de la défense et le droit à un procès équitable sont garantis. Le Conseil constitutionnel rappelle que « La présence physique des magistrats composant la formation de jugement durant l’audience et le délibéré est une garantie légale de ces exigences constitutionnelles ». Ici, le législateur organique a prévu que « le magistrat délégué ou remplaçant dont la venue est matériellement impossible participe à une audience et un délibéré par un moyen de communication audiovisuelle » ; ce faisant, a été poursuivi le louable l’objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice. Cependant, force est de constater que de telles dispositions s’appliquent « à l’ensemble des juridictions civiles et pénales, y compris lorsqu’il est statué à juge unique ». Il est donc possible de tenir des audiences et de délibérés hors la présence physique de magistrats dans un grand nombre de cas ; cela vaut notamment devant les juridictions criminelles, correctionnelles ou spécialisées compétentes pour juger les mineurs, autant de juridictions susceptibles de prononcer des peines privatives de liberté. Or, aucune exception n’est prévue ; c’est là que le bât blesse. Censure il y a pour défaut de garanties légales des exigences constitutionnelles précitées : « en se bornant à autoriser le recours à de tels moyens de communication au seul motif qu’un magistrat délégué ou remplaçant est dans l’impossibilité de se rendre dans la juridiction concernée, sans déterminer précisément les circonstances exceptionnelles permettant d’y recourir, les procédures concernées et les conditions permettant d’assurer la qualité, la confidentialité et la sécurité des échanges, le législateur a privé de garanties légales les exigences constitutionnelles précitées ». Contrariété à la Constitution de la loi organique il y a (cf. les deux derniers alinéas des 4 ° et 8 ° de l’article 6, des trois derniers alinéas du 10 °, des deux derniers alinéas du 11 °).
Seconde et ultime réserve, relative à l’article 12 de la loi organique (le dossier individuel du magistrat peut être géré sur support électronique dans « les conditions définies par la loi »). Pour que cette disposition soit conforme à la Constitution (cf. le troisième alinéa de l’article 64 C. : « Une loi organique porte statut des magistrats »), encore faut-il que ce renvoi soit interprété « comme emportant référence aux dispositions du règlement du 27 avril 2016 (…) et de la loi du 6 janvier 1978 ». Ces deux lois sont relatives aux principes régissant les traitements des données à caractère personnel. A cette condition, l’article 12 de la loi organique ne viole pas la Constitution.